Me voici dans mon quartier. Tel un fantôme dans les lieux du crime. […] Je n’oublierai jamais la joie de Sihem lorsque je lui ai retiré le bandeau des yeux pour lui faire découvrir notre maison. Elle a sauté si haut sur son siège que sa tête a fissuré le plafonnier de la voiture. Et la regarder éperdument heureuse comme une gamine dont on réalise le vœu le plus cher le jour de son anniversaire était, pour moi, un total enchantement. Combien de fois m’avait-elle sauté au cou pour m’embrasser sur la bouche, au vu et au su des badauds, elle qui rougissait comme une pivoine quand j’osais la pincer dans la rue ?... Elle a poussé la grille et foncé sur la porte en chêne massif. Son impatience était telle que je ne parvenais pas à mettre le grappin sur la bonne clef. Ses cris de joie résonnent encore dans mes tempes. Je la revois, les bras déployés, tournoyer au milieu du salon, semblable à une ballerine ivre de son art. Il m’a fallu la prendre à bras-le-corps pour contenir ses débordements. Ses yeux m’inondaient de gratitude ; son bonheur m’étourdissait. Et là, dans l’immense salle nue, nous avons étalé mon pardessus sur la dalle de sol et nous nous sommes aimés comme deux adolescents éblouis et effarouchés à la fois par les toutes premières éruptions de leurs corps en transe…
Il doit être onze heures, peut être un peu moins, et pas âme en vue. La rue de mes réussites croule de sommeil ; ses réverbères sont consternants de nullité. Orpheline de sa romance, ma maison évoque une demeure hantée – l’obscurité qui l’entoile a quelque chose de terrifiant. On la croirait abandonnée depuis des générations. […]
Il y a du courrier dans ma boite aux lettres. Parmi les factures, une petite enveloppe attire mon attention. Pas d’expéditeur ; juste un timbre et un tampon dessus. Elle a été postée de Bethléem. Mon cœur manque de se déboiter lorsque je reconnais l’écriture de Sihem. Je ma précipite dans ma chambre, allume, m’assois près de la table de chevet sur laquelle trône la photo de ma femme.
Soudain, je me fige.
Pourquoi Bethléem ?... Que va-t-elle m’apporter, cette lettre d’outre-tombe ? Mes doigts asséchés. Un moment, j’ai pensé remettre à plus tard de l’ouvrir. Je ne me sens en mesure de tendre la joue, de prendre sur moi les abus du malheur qui me colle aux trousses depuis l’attentat. La tornade qui a dispersé mes appuis m’a sévèrement fragilisé ; je n’aurai pas la force de survivre à survivre à une vacherie… En même temps, je ne me sens pas capable d’attendre une seconde de plus. Toutes mes fibres sont tendues à rompre ; mes nerfs à fleurs de peau sont à deux doigts de me court-circuiter. Je respire un bon coup et déchire l’enveloppe – je me tailladerais le poignet que je ne me sentirais pas aussi en danger. Une sueur urticante dégouline dans mon dos. Mon cœur bat de plus en plus vite ; il résonne sourdement à mes tempes, remplissant la chambre d’échos vertigineux.
La lettre est brève, sans date ni en-tête. A peine quatre lignes rédigées à la hâte sur une feuille arrachée dans un cahier d’écolier.
Je lis :
A quoi sert le bonheur quand il n’est pas partagé Amine, mon amour ? Mes joies s’éteignaient chaque fois que les tiennes ne suivaient pas. Tu voulais des enfants. Je voulais les mériter. Aucun enfant n’est tout à fait à l’abri s’il n’a pas de patrie… Ne m’en veux pas.
Sihem.
La feuille m’échappe, me tombe des mains. D’une secousse, tout s’effondre. Je ne retrouve nulle part la femme que j’ai épousé pour le meilleur et pour toujours, qui a bercé mes plus tendres années, paré mes projets de guirlandes étincelantes, comblé mon âme de douces présences. Je ne retrouve plus rien d’elle, ni sur moi ni dans mes souvenirs. Le cadre qui la retient captive d’un instant révolu, irrémédiablement révolu, irrémédiablement résilié, me tourne le dos, incapable d’assumer l’image qu’il donne de ce que je croyais être la plus chose qui me soit arrivée. Je suis comme catapulté par-dessus une falaise, aspiré par un abîme. Je fais non de la tête, non des mains, non de tout mon être… Je vais me réveiller… Je suis réveillé. Je ne rêve pas. La lettre gît à mes pieds, bien réelle, remettant en question l’ensemble de mes convictions, pulvérisant une à une mes plus coriaces certitudes. Mes ultimes repères foutent le camp… C’est pas juste… Le film de mes trois jours de captivité déraille dans mon esprit. La voix du capitaine Moshé revient me persécuter, soulevant dans ses cris caverneux d’inextricables images tourbillonnantes. Par moment des flashes en éclairent quelques-unes ; j’entrevois Naveed qui m’attend au bas des escaliers, Kim qui me ramasse à la petite cuillère sur l’allée, mes agresseurs qui veulent me lyncher dans mon propre jardin… Je prends à deux mains et m’abandonne à l’immense lassitude en train de me terrasser.
Que me sors-tu là, Sihem, mon amour ?
Yasmina Khadra