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L'attentat de Khadra

   Dans la pénombre de ma chambre, les aiguilles phosphorescentes du réveil s’entortillent en sécrétant des trainées verdâtres.

   Le combiné pèse dans mon poing comme une enclume.

- Je viens juste de me coucher, Naveed. J’ai opéré toute la journée et je suis crevé. C’est le docteur Ilan Ros qui est en permanence. C’est un excellent chirurgien…

- Je suis désolé, il faut que tu viennes. Si  tu ne te sens pas bien, j’envoie quelqu’un te chercher.

- Je ne crois pas que ce soit nécessaire, dis-je en fourrageant dans mes cheveux.

   J’entends Naveed se racler la gorge au bout du fil, perçois sa respiration pantelante. Lentement, je recouvre mes esprits et commence à voir clair autour de moi.

   Par la fenêtre, je vois un nuage filandreux  tenter d’enrober la lune. Plus haut, des milliers d’étoiles se font passer par des  lucioles. Pas un bruit ne remue dans la rue. On dirait que la ville a été évacuée pendant que je dormais.

- Amine ?...

- Oui, Naveed ?

- Pas d’excès de vitesse. Nous avons tout notre temps.

- S’il n’y pas d’urgence, pourquoi ?...

- S’il te plaît m’interrompt-il. Je t’attends.

- D’accord, dis-je sans trop chercher à comprendre. Est-ce que tu peux me faire une petite faveur ?

- Ça dépend…

- Signale mon passage aux checkpoints et aux patrouilles. Tes hommes m’ont semblé bien nerveux, tout à l’heure, en rentrant.

- Tu as toujours la même Ford blanche ?

- Oui.

- Je vais leur toucher deux mots.

   Je raccroche, reste un moment à considérer le combiné, intrigué par la nature de l’appel et le ton impénétrable de Naveed, ensuite j’enfile mes pantoufles et vais dans la salle de bains me laver la figure. […]

   Je range ma voiture dans le parking et me dirige vers l’accueil. La nuit s’est rafraîchie un peu, et une brise subreptice remonte de la mer, viciée de senteurs douceâtres. Je reconnais la silhouette dégingandée de Naveed Ronnen debout sur une marche. Son épaule s’incline nettement sur jambe droite qu’un accident de parcours avait écourtée de quatre centimètres, dix ans auparavant. A cette époque, je venais de gagner haut la main mes galons de chirurgien après une série d’interventions réussies. Naveed Ronnen fut l’un de mes patients les plus attachants. Il avait un moral d’acier et un sens de l’humour discutable certes, mais persévérant. Les premières blagues salées sur la police, je les tiens de lui. Plus tard, j’ai opéré sa mère, et ça nous a rapprochés davantage. Depuis, dès qu’il a un collègue ou un parent sur le billard, c’est à moi qu’il le confie.

   Derrière lui, le docteur Ilan Ros est appuyé contre  l’embrasure de l’entrée principale. La lumière du hall aggrave l’indélicatesse de son profil. Les mains dans les poches de sa blouse et le bedaine sur les genoux, il fixe le sol d’un air absent.

   Naveed descend de la marche  pour venir à ma rencontre. Lui aussi a les mains dans les poches. Son regard évite le mien. A son attitude, je devine que l’aube n’est pas prête à se lever.

- Bon, dis-je dans la foulée pour semer le pressentiment qui vient de me coller au train, je monte tout de suite me changer.

- Ce n’est pas la peine, me fait Naveed d’une voix détimbrée.

   J’ai souvent eu affaire à sa mine déconfite lorsqu’il m’amenait des collègues  sur une civière, mais celle qu’il affiche ce soir les supplante toutes.

   Un frisson me griffe le dos avant d’étendre sa reptation furtive jusque dans la poitrine.

- Le patient a succombé ? m’enquiers-je. Naveed lève enfin les yeux sur moi. Rarement j’en ai vu de plus malheureux.

- Il n’y a pas de patient, Amine.

- Dans ce cas, pourquoi m’as-tu tiré de mon lit à une heure pareille s’il n’ya personne à opérer ?

   Naveed semble ne pas savoir par où commencer. Son embarras stimule celui du docteur Ros qui se met à se trémousser de façon déplaisante. Je les dévisage tous les deux, de plus en plus agacé par le mystère  qu’ils entretiennent avec une gêne grandissante.

- Va-t-on m’expliquer ce qui se passe, à la fin dis-je.

   Le docteur Ros se donne un coup de reins pour  se détacher de la paroi contre laquelle il était adossé et regagne la réception où deux infirmières visiblement aux abois feignent de consulter l’écran de leur ordinateur.

   Naveed prend son courage à deux mains et me demande :

- Est-ce que Sihem est à la maison ?

   Je sens mes mollets fléchir, mais je me ressaisis vite

- Pourquoi ?

- Est-ce qu’elle est à la maison, Amine ?

   Son ton se veut insistant, mais son regard s’affole déjà.

   Une serre glaciale me froisse les trippes Coincée dans mon gosier, ma pomme d’Adam m’empêche de déglutir.

- Elle n’est pas encore rentrée de chez sa grand-mère, fais-je. Elle est partie, il ya trois jours, à Kafr Kanna, près de Nazareth, rendre visite à sa famille… Où veux-tu en venir ? Qu’est-ce que tu es en train de dire, là ?

Naveed avance d’un pas. L’odeur de ses transpirations m’embrouille, exaspère le trouble en train de m’envahir. Mon ami ne sait plus s’il doit  me prendre par les épaules ou garder  ses mains sur lui.

- Qu’est- ce qu’il y a, bon sang ? Tu es en train de me préparer au pire ou quoi ? L’autocar, qui transportait Sihem, a eu un problème en route ? Il s’est renversé, n’est-ce pas ? C’est ce que tu es en train de me dire.

- Il ne s’agit pas d’autocar, Amine.

- Alors quoi ?

- Nous avons un cadavre sur les bras et ils nous faut mettre un nom dessus, dit un homme trapu aux allures de brute en surgissant derrière moi.

   Je me retourne  vivement vers Naveed.

- Je crois qu’il s’agit de ta femme, Amine, cède-t-il, mais nous avons besoin de toi pour être sûr.

   Je me sens désintégrer…

   Quelqu’un me suit par le coude pour m’empêcher de m’écrouler. L’espace d’une fraction de seconde, l’ensemble de mes repères se volatilise. Je ne sais plus où j’en suis, ne reconnais même plus les murs qui ont abrité ma longue carrière de chirurgien… La main qui me retient m’aide à avancer dans un couloir évanescent. La blancheur de sa lumière me cisaille le cerveau. J’ai l’impression de progresser sur un nuage, que mes pieds s’enfoncent dans le sol. Je débouche sur la morgue comme un supplicié sur l’échafaud. Un médecin veille sur un autel… L’autel est recouvert d’un drap maculé de sang… Sous le drap maculé de sang, on devine des restes humains…

   J’ai soudain peur des regards qui se retournent vers moi.

   Mes prières résonnent à travers mon être telle une rumeur souterraine.

   Le médecin attend que je récupère un peu de lucidité pour tendre la main vers le drap, guettant signe de la brute de tout à l’heure pour le retirer.

   L’officier secoue le menton.

- Mon Dieu ! m’écrié-je.

   J’ai vu des corps mutilés dans ma vie, j’en ai raccommodé des dizaines ; certains étaient tellement abîmés qu’il était impossible de les identifier, mais les membres déchiquetés qui me font face, là sur la table dépassent l’entendement. C’est l’horreur dans sa laideur absolue… Seule la tête de Sihem, étrangement épargnée par les dégâts qui ont ravagé le reste de son corps, émerge du lot, les yeux clos, la bouche entrouverte, les traits apaisés, comme délivrés de leurs angoisse… On dirait qu’elle dort tranquillement, quelle va soudain ouvrir les yeux et me sourire.

   Cette fois, mes jambes fléchissent, et ni la main inconnue ni celle de Naveed ne parviennent à me rattraper.

                                              Yasmina KHadra

Tag(s) : #Littérature
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